4) Des questionnements et des hypothèses

André Breton avait défini « L’amour fou », par cette phrase devenue célèbre : « Je m’étais perdu à moi-même, et tu es venue me donner de mes nouvelles ».

Je choisis de laisser l’amour fou à André Breton pour ne garder que l’espace particulier où un changement s’opère grâce à la perspective de  » me donner de mes nouvelles« . Un changement devenu possible par une présence extérieure à soi.

En va-t-il ainsi du langage du corps et du langage des mots  en g.h.?  Didier Anzieu insiste sur cette importance de l’inconscient dans le geste créateur de celui qui écrit. En effet, selon lui, la compréhension de la mise en mots ne peut faire l’impasse de l’analyse de l’inconscient articulé « au corps, réel et imaginaire [du créateur], à ses pulsions, à ses fonctions, aux représentations d’abord sensorimotrices et secondairement verbales que s’en font certaines parties de l’appareil psychique »[1]. Corps abîmé. Corps douloureux. Corps sensible.

L’encrage peut donc être vécu comme un retour vers soi qui mène à une nouvelle compréhension de soi, de son corps. Par exemples :

« En fait, avec le mouvement < entrelacer pour mobiliser les côtes > [2], je m’aperçois que j’écoute ma respiration. Elle vient se glisser entre les mots pour laisser venir et décrire mes sensations corporelles. C’est rassurant d’avoir cet appui en soi. »  B.

« C’est net pour moi. Le mouvement de la <marche sur bâton> me donne une toute autre perception de mes plantes de pieds. Je suis plus à l’aise à la propulsion. Je sens une assurance dans ma façon de marcher qui se prolonge jusqu’au sommet de tête. Mes épaules sont plus basses et mes omoplates se placent comme des mains dans mon dos. Cette compréhension de ce qui se passe en moi, l’expression des changements de posture,  me permettent d’identifier les parties de mon corps qui sont mobilisées pour m’apporter plus d’élan, plus de détente aussi.  J’ai davantage d’assurance dans mes déplacements. Je pourrai retrouver cette mobilisation dans mon quotidien ». Cl.

Lors des ateliers d’écriture, tout commence avec le matériau de base : son corps.

L’inspiration provient d’abord de l’expérience réelle du corps qui fait « être-au-monde ». C’est à partir de l’expérience somatique, de la sensibilité du corps, au travers de celle d’un mouvement, d’une posture corporelle modifiée que commence l’observation des sensations et l’ajustement des perceptions.  C’est en allant puiser dans cet univers intérieur et par des questionnements sur « ce qui est là » que la mise en mots s’élabore. L’écriture devient un « droit de visite » de ressentis.

Dans le cadre de la formation, il convient d’accueillir,  de repérer et d’objectiver sur le papier les ressentis et les sensations. Sachant toutefois, qu’avec la mémoire, ce lot de ressentis et de sensations devient souvenirs, apprentissages. Il demeure donc un rapport particulier entre l’oubli, l’interprétation de composantes affectives et l’authenticité dans l’écriture. Cependant, à partir de questionnements, cette retranscription peut solliciter ou/et ouvrir à d’autres perceptions corporelles.

Bien sûr la démarche à partir de questionnements du langage du corps et du langage des mots est difficilement mesurable. Une part de subjectivité reste présente et légitime. Nous savons que le corps « donne de ses nouvelles » dans chaque expérience de mouvements en gh. Nous pouvons le constater par l’observation lors des prises de repères.

De son côté, lors des temps d’écriture qui suivent les séances de g.h., la mise en mots amène à une expérience corporelle plus distanciée. Pour autant est-elle plus « efficiente » pour le corps ? Nous pouvons en avoir l’intention.

Alors, est-ce possible, voire vérifiable, que l’écriture donne aussi au corps « de ses nouvelles » tout en « lui parlant de lui » ?

Comment rendre cette part d’intuition observable dans un écrit comme le mémoire de certification en gh ? En quoi l’écriture, acte d’encrage devient par intention un acte d’ancrage en g.h. ?

Certes, l’écriture est une énergie universelle d’une puissance incroyable. D’ailleurs, de même que la préparation d’un défilé de haute couture exige des capacités à imaginer, à mettre de la magie dans chaque création en s’appuyant sur tous les métiers d’art,  les étapes préparatoires à l’écriture exige des capacités à accueillir, à rendre compte des effets d’un mouvement en s’appuyant sur l’ensemble des perceptions corporelles.

« Après un temps déstabilisant d’étonnement, de remise en question de la raison, voire d’irritation, de découragement, les participants devront ouvrir leur propre brèche de réponse, soutenus par des réactions similaires dans le groupe. Ils sont déroutés. Comment détacher deux éléments solidaires dans l’exemple de l’omoplate et du bras ? Certes le mouvement  sera petit, mais il sera, alors que dans la pensée c’est tout simplement impossible. La coordination motrice des participants ne leur a pas permis de l’envisager. L’épaule déboîtée, ils connaissent, mais là, en douceur, c’est inédit. » [3]J.L

Dans le temps d’écriture, nous allons à la recherche des mots pour traduire de façon singulière cet « inédit » avec sa part de mystère, déjà  présent sur le tapis.

Dès lors que les mots concernant des perceptions corporelles s’écrivent, ce qui transparaît, c’est un vécu émotionnel. Or, ce vécu là passe par des perceptions sensorielles essentielles enregistrées au plus profond du système nerveux cognitif sensoriel. En mouvement sur le tapis ou de retour sur la page d’écriture, le corps révèle qu’il possède des terminaisons nerveuses sensibles à la lumière, au son, au toucher, à la pression, à la chaleur, au froid, à la faim, à la soif, à la douleur, à la fatigue et à bien d’autres encore. La mémoire corporelle à laquelle nous faisons référence en permanence pour l’écriture, dépend de ces apports sensoriels. Plus que jamais, le corps devient une matière lisible pour les futurs praticiens. En effet, c’est bien parce que nous voyons, entendons, sentons, goûtons et touchons, que nous nous adaptons en permanence aux situations de vie.  Plus les sens se développent, plus le cerveau se perfectionne.

Avec ses facultés sensitives et sensorielles finement réglées pour la collecte de l’information, il demeure un relais indispensable pour notre mémoire. Ce que nous percevons du monde extérieur se transforme dans notre cerveau en sensations et en impressions qui vont construire nos souvenirs, mais aussi modifier sans cesse ceux que nous possédions déjà. Ils sont la base de notre personnalité, de notre imagination, de notre esprit créateur. L’écriture autour de la pratique de la gh utilise cette base incontournable.

Contrairement à ce que nous avons posé précédemment, le corps ne serait que mémoire ? Alors, le questionnement en tant qu’acte d’encrage relève-t-il plus de la force de l’intention ou celle de l’intuition de chacun de part le choix des mots ?

Dans les travaux de recherche des futurs praticiens qu’en est-il  de cette force inspirante, de l’intuition et/ou de l’intention ?

Tout en laissant cette série d’interrogations en suspend pour l’instant, voici quelques illustrations de questionnements issus de la pratique et placés au cœur des mémoires de praticiens g.h. :

–  « Comment découvrir de la liberté de mouvement à partir de l’expérimentation de la contrainte ? »  C.

–  « En quoi les forces antagonistes mises à jour dans l’expérience corporelle amènent-elles  à la confiance ? » Chr.

  – « Comment valoriser la dynamique de la répétition en gh comme levier potentiel d’une tension à une détente ? »  M.

–  « Comment la mise en mouvement de la structure corporelle peut-elle apporter un équilibre émotionnel ? » Chl.

–  «  En quoi la pratique de la gh peut-elle restaurer le corps en agissant sur une réduction des douleurs ? » V.

– «  En quoi sortir de la peur de l’échec est favorable à un retournement porteur de nouvelles aptitudes ? »  AM.

Autour de ces questionnements, une force inspirante entre le langage du corps et le langage des mots s’invite. Elle pousse à lever les ressentis, à faire tourner les certitudes, à changer les perceptions, à relier les observations entre elles, à jouer à perdre l’équilibre. Une perte d’équilibre en tant qu’individus ou praticiens :

– «  En quoi, dans le cadre de la pratique de la gh, le courage des nuances met les évidences au silence ? «   L,R,J.

Poursuivons l’analyse de cette force inspirante pour exprimer « ce qui est… » avec l’apport d’hypothèses à envisager comme des balises à la réflexion.

Roger-Pol Droit expose dans son ouvrage l’avancement de la pensée selon le même processus que l’avancée du corps humain en marche. Pour lui : « le même mouvement se reproduit : faire tomber, rattraper, refaire, tomber, rattraper encore… afin d’avancer »[4].

Ce regard rejoint très justement celui attendu dans la réalisation d’un mémoire de certification de gh.

Il évoque combien la philosophie « cherche du vrai, du stable, et veut aussi avancer vers du mieux, du bien, marquer un progrès, rendre la pensée plus assurée, plus ferme, capable de tenir quelque chose qui ne se dérobe plus. »[5].

Dans le cadre de leur certification, les risques pour les futurs praticiens seraient de chercher des points d’appui qui ne se déroberaient ni à l’expérience, ni à une prise de recul. Autrement dit, chercher la vérité, la stabilité, le bien[6] va à l’encontre du travail de mémoire.

Impossible d’échapper alors à « la déstabilisation et au rattrapage » [7] d’une perte d’équilibre ?

Parce que d’une manière ou d’une autre, le rapport au réel est filtré par les façons de penser, par les croyances, affiner ses idées et modifier ses représentations constitue une étape importante de l’élaboration du mémoire. 

La fragilité de l’intelligente cherche une force dans les mots. Parle de l’intimité de chacun et soupçonne les vérités intérieures. La conscience  suspend son adhésion au monde.

…« A chaque ébranlement correspond un retour à l’équilibre. La certitude qui s’efface laisse place à une conviction nouvelle, sortie de l’épreuve.  Toujours quelque chose reste, ou s’offre. De quoi se raccrocher, sortir du doute. Se remettre d’aplomb. Nous voilà sortis d’affaire. Pas pour longtemps… 

Car  cette nouvelle vérité, où l’on croyait pouvoir s’ancrer, va être mise en cause à son tour. Elle est bientôt critiquée, passée au crible, attaquée elle aussi par une série d’objections destinées à la mettre en difficulté. A peine retrouvé, l’équilibre est rompu…  »…[8]

Un peu plus loin, l’auteur poursuit « Penser mieux serait donc ce qui fait marcher la pensée philosophique, la porte à progresser. Plus une idée est forte et fine, souple et adaptable, plus elle contribue à affiner la représentation. »[9] Effectivement, il en est de même pour la progression de la réflexion conduite dans l’écrit. L’approfondissement de la réflexion passe par la précision et la pertinence d’une idée. La formulation d’hypothèses y contribue.

Les hypothèses redessinent les espaces de chacun et la couleur des fils qui tissent ces espaces. Voyons plus précisément ce qu’il en est avec deux hypothèses extraites de mémoires :

Extrait 1 :

« L’approche du corps par le mouvement m’a réconcilié avec l’apprentissage. Elle m’a permis de me projeter avec une vision dynamique. J’intègre que l’apprentissage comme le plaisir d’apprendre font partie du mouvement de la vie. Ce qui m’a amené à poser l’hypothèse suivante : la fluidité et la force créatrice en soi rendent possible le rapprochement de soi           lorsqu’elles interagissent avec la constance de l’inachevé : une interaction guidée où se révèlent le « Presque-rien » et le « Je-ne-sais-quoi » nourrissant le plaisir d’apprendre. »A.M.[10]

Extrait 2 :

« L’analyse de chacun de ces axes d’étude m’a permis en premier lieu de mieux me connaître et de grandir encore dans la compréhension de ce qui m’habite et de ce que je vais pouvoir transmettre. La douleur y apparaît en filigrane.

 « La douleur au coeur des problématiques du corps », brasse les éléments de cette réflexion, enrichis d’un regard tourné vers l’extérieur : vers l’industrie, l’art et la Société. Tout cela m’a conduite à affirmer que tolérance et douleurs constituent un couple paradoxalement porteur pour restaurer le corps et cheminer vers une métamorphose de l’être dans toutes ses dimensions.

Je pose l’hypothèse que c’est en développant la capacité de tolérance que ce processus de transformation peut s’instaurer. Les différentes qualités qui constituent selon moi les éléments de la tolérance sont alors détaillées. » V.

La formulation d’hypothèses est une chance extraordinaire. Elle réveille la curiosité. Pousse à l’émerveillement. Fait valoir l’absurde. Grâce à cela, il devient possible de prendre le risque de ne pas savoir. De déployer une mise en relation inattendue. De trouver de l’intermittence pour approcher une cohérence.

Au fond, il s’agit de convaincre en donnant de l’air aux arguments. Clarifier les articulations et permette aux idées de se mouvoir. Le corps sait déjà.

L’observation faite sur plusieurs mois de fonctionnement des ateliers d’écriture confirme la présence d’une « force inspirante »  à la source de la création d’hypothèses. Joliment appelée « force inspirante » jusqu’à présent, cette force est une énergie à solliciter. Chaque auteur participant va à sa conquête, dans son espace d’inspiration ou d’intuition, pour quitter l’inconfort des doutes et des incertitudes.

Secrètement, il en mesure les contours. Les imperfections.  Les humeurs.

Il est temps d’en savoir plus. Tirons les fils des bobines en écheveaux et découvrons les caractéristiques de cette force inspirante.


[1] Anzieu Didier, Le corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le corps créateur, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1981.

[2] « Entrelacer pour mobiliser les côtes » en DDJR – Objectif : Travail de la dynamique respiratoire entre Périnée/Diaphragme en croisé.

[3] Référence : Jackie Labadens. Extrait de « Essai de théorisation d’une pratique éducative singulière : la Gymnastique Holistique » D.U. Sciences de l’Education, Université, Toulouse 2 / 2008, p56.

[4] Roger-Pol Droit, op. cité, page 121.

[5] Op cité, Roger-Pol Droit, page 122.

[6] Très souvent le bien ou le mieux est souhaité pour l’autre avant de s’autoriser à s’occuper de soi.

[7] Pour reprendre l’expression de Roger-Pol Droit initialement consacrée à la philosophie.  Op cité, page 123.

[8]  Roger-Pol Droit, « Comment marchent les philosophes », Edition Paulsen. 2016, page 120

[9]  Op cité, Roger-Pol Droit, page 124.

[10] Mémoires 1ère session de certification à Pibrac.