6) Des frontières

« L’ancrage s’écrit avec un « a » lorsqu’il peut être remplacé par « accroche ». Sinon, il s’agit de l’encre qui est utilisée pour écrire. Pourtant, il y a eu un instant de confusion où je ne savais plus quand utiliser ces deux homonymes ! » JP

L’expérience des ateliers d’écriture montre que l’écriture ne dépend pas seulement du rapport à l’écrit ou du rapport au savoir des personnes, ni de leur habileté à manier la langue, bien qu’elle les inclue. La démarche d’écrire à partir du corps en mouvement implique l’image que chacune d’elles a  d’elle-même, la confiance et l’estime qu’elle a de ses ressentis, de son rapport au monde et aux autres.

 « Le passé me colle à la peau et impacte sans arrêt ma vie ! » A.

Dans le cadre des ateliers d’écriture, Ie postulat est le suivant : « le passé n’est plus et ne sera plus jamais ». A chacun ses drames, ses joies, ses passions, ses fantasmes, ses brins de folies. La responsabilité de se prendre en charge appartient donc à chacun. Sans exclure l’accompagnement avec un tiers, professionnel  thérapeute, si nécessaire.[1]

Même si des prises de conscience se révèlent lors de séances de gh. ou des ateliers d’écriture, il ne s’agit pas de confondre cette démarche avec une thérapie individuelle ou de groupe. Etre thérapeute est un métier avec des compétences et un cadre déontologique. 

Reste alors à respecter et à envisager le passé de chacun comme une force qui pousse vers un équilibre. Une intelligence des mots sur la balance. Une avancée vers l’ouverture. D’ailleurs, des témoignages évoquent un passé surmonté. Un passé restauré.

L’approche proposée invite tout particulièrement les participants en formation à appréhender avec discernement ces frontières professionnelles.  Bien qu’elles soient parfois ténues, il est essentiel de repérer ce qui relève du développement personnel, du soin et d’une thérapie. Poser des limites pour asseoir une identité professionnelle.  Revisiter  son positionnement pour assumer une éthique. Ce positionnement n’est pas inné. Il s’apprend, se vit lors de mises en situations pédagogiques et des expériences issues de la pratique. Il s’intègre par la prise de recul et le travail de distanciation.  En réalité, le positionnement de praticien éthique se rapproche de celui du chercheur.

De par la discipline, la disponibilité et l’engagement demandés, l’écriture du mémoire est une opportunité pour asseoir un positionnement de chercheur. Il apparaît clairement que quelque soit le cadre, celui de la formation de praticien ou celui d’un atelier en dehors de la formation, l’écriture permet de faire évoluer son positionnement.

Un positionnement de chercheur

Lorsque la séance de g.h. est prolongée par un temps d’écriture chaque participant devient un auteur singulier[2]. Dans la bonne humeur, il est invité à se relier intimement à son vécu en lien avec les mouvements qui viennent d’être proposés.

Alors, il cherche avec les mots à entrer dans un cheminement en soi. Sans prétention de faire un exercice littéraire. Avec une dose d’audace et de créativité. Seulement être présent à soi avec ce qui est là. Avec ses mots. Avec plaisir. Quelques  extraits choisis parmi d’autres :

Extrait n°1 :

« … Un silence  plein une scène dansée. Lombaires sereines, bassin lunaire. Ô Téres Minor, la peur m’ignore. Devant cette vaste étendue d’eau salée, quelle latitude d’action, de réactions, de frustration, de gnons, de grognons ?… » D.

Extrait n°2 :

« Dans mon épaule droite,

Il y a le pôle nord perdu.

Dans mon épaule, il y a Paul,

mon grand père aimé.

Il y a aussi Paul mon amoureux,

Il y a des liens, des accords,

Accords, accordez-vous.

A corps, désa corps,

Il y a des articulations fluides,

Pas fluides.

L’oiseau est apparu.

Alors jeu de dupe,

Dans son bocal,

Il cligne de l’œil.

Qui ? L’oiseau rouge…» N.

 

Extrait n°3 :

« … Alors, j’attache ma ceinture. Aussitôt mon GPS se met en route et me susurre à l’oreille, d’une voix douce et sensuelle :

mon cher ami, et néanmoins conducteur de votre vie, vous avez deux minutes pour conclure !

N’ayant peur de rien, je me retourne et dit mes dernières volontés : fermer un manubrium tout en me caressant les acromions, laissant Téres Minor opiner  du chef…  »  D.

 

 Extrait n°4 :

« … Je m’occupe, tu t’occupes, il s’occupe, nous nous occupons, vous vous occupez, ils s’occupent de leurs mouvements d’épaule, sans relever les épaulettes et les lorgnettes, en abattant leurs claquettes qui attachent le regard.

Il y a parfois une fin, parfois il n’y a pas de fin de ligne, rien n’est écrit d’avance et tout reste en balance. C’est une question d’équilibre. Instable. Évidemment…  » G.

Extrait n°5 :

« … Dans mon épaule, parfois le soleil se couche.

Parfois le soleil s’épanche.

Parfois le froid me saisit.

Parfois il fait  froid on l’a dit déjà.

Parfois on regarde, on garde, on s’embrigade.

Parfois on s’embourbe comme dans une baignoire.

Parfois on se libère, on en est bouche bée…

Parfois c’est mieux, sous la porte un rayon de lune rouge cerise s’immisce et se glisse pour annoncer un arc en ciel… »  D.

 

Extrait n°6 :

« … Le corps donne tout le temps, l’instant d’après n’est jamais le même que l’instant d’avant. Oubliée la brique, l’état de tige, la cécité, la pesanteur. Le regard bloqué sur la continuité de la ligne d’horizon. Visser, dévisser, fermer, ouvrir en pointillés avec légèreté, libérez la spirale qui est en vous !… » JF

Extrait n°7 :

« … Dans mon épaule, il y a des os,

il y a des muscles,

il y a des tendons,

il y a des veines,

il y a des vaisseaux,

il y a de l’électricité, parfois des éclairs.

Il y a du sang, parfois des larmes,

il y a de la plume,

il y a du plomb,

il y a de la force, parfois du découragement.

Il y a du mouvement, parfois du renoncement.

Il y a parfois des plis,

Il y a des vagues,

Il y a du chaud, parfois du froid.

Il y a la pluie et le beau temps. Les arbres et l’herbe verte qui me collent aux omoplates, ces jours au bord de la rivière, où je rêve de poissons rouges… » JF.

 

Extrait n°8 :

« … Elle est là, l’articulation scapulaire. Elle nous suspend, nous surprend. Elle nous apprend sur elle, sur nous : le corps donne tout le temps ! Mais qu’est-ce qu’elle peut être tyrannique ! Énervante ! On lui donnerait des coups de poing parfois,  comme dans un punching-ball,  jusqu’à arriver à poser un regard léger sur la continuité de la ligne d’horizon… » G.

Une dose d’audace et de créativité reste vraie pour les futurs praticiens quelque soit leur sujet de recherche. Bien sûr, la nature de cette écriture est différente à celle d’un stage d’été par exemple. Elle exige plus qu’une justesse du regard.  Elle demande une assise du positionnement de praticien.

Les propositions d’écriture peuvent être réalisées seul (e) ou à plusieurs). Cette approche permet de mesurer que l’écriture d’un mémoire est certes un travail d’introspection intense demandant des compétences individuelles, mais aussi de vivre une aventure de groupe.

Le résultat obtenu est souvent d’une étonnante cohérence. Les parties écrites par les uns s’agglomèrent et trouvent leur place avec des parties  écrites par d’autres.

Le texte se modifie, s’alimente des idées naissantes.  A la fin, plus personne ne sait vraiment qui avait écrit quoi. Cette approche de l’écriture repose sur « l’abandon de la propriété ». Accepter qu’un paragraphe ajouté, un mot modifié, l’idée qui l’emporte, ne nous appartient pas mais se fond dans un ensemble plus vaste. Un travail sur soi est nécessaire pour accepter cette forme de dépossession/redistribution avec les mots, les idées… Cette démarche est fertile pour chacun. Plus qu’un consensus, qui repose en général sur le plus petit dénominateur commun, cette écriture propose ce qui reste quand les dissensus ont été dépassés.

« Je me rassemble mieux et je commence même à me détendre. Le travail sur la tonification et la détente est un phénomène paradoxal. C’est par le renforcement musculaire, que nous pouvons nous tonifier et en même temps libérer des tensions. Le repousser conjugué est un mouvement représentatif car il y a une dualité passive/active.  Il y a trois types de tonus: celui qui maintient l’unité du corps, c’est le tonus de fond, nous travaillons en GH sur le tonus postural. La tonicité à elle aussi son paradoxe, elle se travaille en accord avec la détente. » .J+L+R

Le fait d’écrire ensemble, en même temps, apporte beaucoup à la construction, à la nécessité de faire tenir ensemble, à l’amélioration continuelle. Il permet à chacun de le faire à hauteur de ses compétences, de son investissement, et ceci spontanément. C’est un modèle d’écriture où celui qui déplace une virgule est autant important que celui qui a l’écriture facile.

Ces moments là sont beaux à vivre. Par exemple, lorsque vient le défi de créer les articulations ou de situer avec clarté les liens entre les idées débattues à plusieurs.

A titre d’illustrations, voici deux extraits de textes élaborés à plusieurs, à partir d’un mouvement commun « le Dahut en soleil », avec des consignes précises, dont celle du temps d’écriture limité.

Extrait n°1 :« La course du soleil »

… « Je reviens au ressenti, à la présence, au moi. Je trouve l’appui sacrum. Le jeu est de me laisser guider par un côté moteur qui mobilise passivement le côté opposé. La lenteur du balayage et l’amplitude sur l’occiput et le sacrum me font prendre conscience du poids, des tensions internes et des ouvertures possibles. Quittant le mur et m’allongeant au sol mon axe central se dessine. » ….   M-I

Extrait n°2 :« Le soleil brille pour tout le monde »

…. « Au fond de moi, l’image déroule ce mouvement, celle des deux plateaux d’une balance, tournoyant autour d’un axe en quête d’équilibre… Balance, balancement, bercement, tel un rythme répété de la respiration qui m’amène à une sécurité. Par les points d’ancrage, du sacrum à l’occiput, en des roulements réguliers je trouve l’ouverture des bras et des jambes en soleil. A la prise de repères, je me sens détendue, allongée. L’inattendu arrive, le soleil brille pour tout le monde ! »… Ch-C-CT

Ainsi, conduite seul ou à plusieurs l’écriture partagée avec le groupe de participants permet une mise à distance de son « histoire personnelle ». Cette démarche semble incontournable pour la pratique en tant que praticien (ne) en g.h.

Dans cette perspective l’approche théorique, la pratique et l’écriture se complètent. Elles nourrissent un socle d’expériences donnant une dimension collective au travail des professionnels en gh. En ce sens, l’écriture d’un mémoire donne une continuité entre le singulier et le collectif. L’encrage apporte sa part de plus-value aux ancrages acquis par la gh.

Alors, par delà l’écriture d’un mémoire, chaque praticien grandit avec ce qu’il a acquis, expérimenté et ce qui le définit petit à petit. Une signature singulière, à la fois personnelle et universelle, s’inscrit dans la profondeur de son travail avec la lueur de sa propre identité.

Loin d’être anecdotique, développer  » l’envie d’écrire son mémoire  » est une force dans la formation actuelle. En favorisant la conscientisation des actes par les mots, en osant la confrontation des vécus à la conviction des possibles, chacun mesure le travail qu’il met en place pour dépasser les limites de ses croyances, pour acquérir une « posture de praticien éclairée ».

« L’envie d’écrire… » devient une véritable aventure créative et humaine par delà les balises suggérées, les forces antagonistes et les paradoxes débusqués.  L’encrage source d’ancrage.

« L’envie… » d’être responsable et autonome de ce que l’on fait pour soi. Seul et ensemble dans le respect de la force créatrice de chacun. Dentelle de l’être.  Ancrage acté.


[1] Petit clin d’œil entre nous : « Depuis que mon psy va mieux, je vais beaucoup mieux ! » expliquait Woody Allen à un chroniqueur de journal…

[2]  C’est le cas lors des stages d’été à Pibrac. Extraits du stage d’été de juillet 2016.